the red shoe on the rooftop


Premier déjeuner dans le nouvel appartement. Un peu désorienté, le nez bourré de l’odeur de la peinture et les mains brisées par une semaine de plâtrage, de ponçage, de coups de pinceau et de coups de marteau, je pose mon bol de Corn Flakes sur la table – que je dois mettre à niveau. J’ai le dos en cédille, les yeux pochés comme des œufs peuvent être pochés. C’est la première fois depuis deux ans que je déjeune, chez moi, accompagné de l’éclat du soleil. Sur la rue Darling, c’était toujours dans la pénombre, orientation du logement oblige.

Côté ruelle, j’entends la voix de fumeuse de Carole, dans la cour du premier, jaser avec son colley. Lassie, ce n’est pas un nom original, pour un colley… Ça gigote un peu, en-dessous, chez les Stephens. Côté rue, il est encore trop tôt pour que les gamins de la Relâche se crient des injures, faute de devoirs à faire.

Janie se pointe le bout du nez dans le cadre de porte de la salle à manger. Salut… qu’elle me dit en frottant ses yeux cachés sous ses cheveux en pagaille. Elle s’assoit et me vole un bisou, puis quelques bouchées de céréales. Après un moment à se partager la cuillère, je regarde par la fenêtre. Qu’est-ce que tu regardes comme ça? La godasse Nike rouge… Je la trouve plutôt sympathique. Ce n'est pas tout à fait la paire de souliers rubis de Dorothée, mais juste assez pour se sentir chez soi.

matin de métro, 13 janvier...


Dans un métro de matin, à l’heure de pointe, comme si les heures d’achalandage se devaient d’être perçantes. On tourne les pages des journaux avec beaucoup de douceur, presque au même rythme. Certains sont plongés dans des bouquins épais aux larges caractères, alors qu’un jeune homme sort un livret de sudokus, s’y enfonce jusqu’au prochain arrêt en mâchouillant son Papermate. Une adolescente du genre gazelle se farde les joues, une autre se dessine des sourcils – parce qu’avoir des poils au-dessus des yeux, c’est tellement pas hot, comme elle le dit si bien à son voisin qui se gratte la tête à remplir son banc de neige. Dans cette mer de monde floutée par le roulis, les prises d’air, les discussions en morceaux de puzzle, les giclées de Jay-Z, Radiohead et Lady GaGa, un jeune Haïtien encapuchonné frotte entre ses doigts une photo Polaroïd d’une femme qui pourrait être sa grand-mère – c’est alors seulement que je regarde les titres qui m’entourent. Il lève doucement la tête et dévoile ses joues humides, ses yeux rougis. Devant lui, un garçonnet étire les joues flasques de son grand-père en trompettant des babines. C’est ma station.

bonhomme sept heures des p'tits vieux


Dans mon viseur, le marchand de marchettes de la rue Malo semble à sa place. C’est un Bonhomme sept heures des temps modernes qui s’amuse à faire peur aux vieillards aux jambes affaiblies par le torrent des jours. Il circule dans son pickup, l’œil fou guettant les trottoirs à l’affût des promeneurs arthritiques qui s’amourachent trop rapidement des bancs de repos. Aujourd’hui, il est toutefois arrêté et dispose de deux camions – l’un des deux étant garé sur le bord de la rue. Il transfère le contenu de l’un à l’autre, le dos en banane et une casquette Benotto de travers sur sa grisaille. Ça fait quelques fois que je le vois traîner ici. Clic. Les roulettes de déambulateurs, tournées vers le ciel, se font bâtons de golf et périscopes.

Il prend place dans sa vieille barque à pneus et a fait démarré son moteur diesel qui résonne dans mon objectif. À peine le marchand fait-il un mètre qu’un chat se pointe tout bonnement dans la rue avec un foulard rouge noué autour du cou. Dans son rétroviseur, le recycleur jette un coup d’œil vers moi. Il éteint le moteur de son tacot, met le pied sur l’asphalte et fixe le chat droit dans les yeux. Il l’attrape sous les pattes d’en avant avec ses mains larges comme des rames puis se dirige vers la boîte remplie d’artefacts, lance un regard dans ma direction avant d’envoyer le chat rejoindre sa collection. Il reprend place dans son véhicule, redémarre, et disparaît…

cities


C’est au coin de St-Dominique que l’écoute se met en marche. Une femme, m’arrivant à hauteur d’épaule, chancelante, s’arrête. Elle pose le bout de ses mitaines de laine bleues sur le serre-tête qui couvre ses tempes, laisse rouler sa voix graissée de poutine: «On ne fait pas de chimie avec de l’alchimie. On ne ronronne pas...» André m’aura fait remarquer, via courriel, qu’on peut toutefois marcher avec une marchette… Il y a de ces associations si merveilleuses, quoique tristes il faut le souligner, qui me font revenir sur mes pas, tendre l’oreille pour finalement réaliser que c’est vraiment malpoli d’agir de la sorte. Plus loin, dans la vitrine du Superock Tattoo and Piercing, une fille – cheveux couleurs de Fruit Loops, assise sur les fameuses chaises de dentistes – se fait tatouer le crâne des Misfits sur la poitrine. À l’entrée, le haut-parleur grésillant pousse la voix de Bonifassi – In a city called Heaven, I decide to make it mine... – avant d’enchaîner sur une reprise de Room 429 par SYL.

Devant le Café République, un grand-père et son petit-fils marchent main dans la main, tenant chacun un paquet cadeau dans leur main libre. Au coin de St-Urbain, un type avec un paletot CK écrase un mégot sur le ciment, demande à son interlocuteur, à l’autre bout du cellulaire, si Geneviève sera au souper de demain soir. Il raccroche en soupirant, allume une autre cigarette. Côtoyé par le ronron des moteurs et les éclaboussures de slush, je gagne l’autre rive et tombe sur Édith, grossie par son manteau de fourrure. Elle aussi joue du bâton à boucane devant la Place des Arts, laisse échapper quelques notes d’entre ses lèvres trop rouges, fait des clins d’œil aux passants, rit de bon cœur sous cette folie qu’elle seule connaît. Un Minuit chrétiens joué à l’harmonica, de l’autre côté de la rue, se fraye un chemin entre les coups de klaxons, la rumeur de la foule, les crissements de la neige sous les bottes.

Sous l’assaut des ondes sonores, le trottoir se plisse et finit par se fendre. Il se fond avec les angles aigus des bruits, le grain particulier des voix, la rondeur des musiques. J’ai échoué sur la Place des Festivals, au milieu du champ de pixels, en me disant que la ville se donnait parfois les airs d’un poste de radio. À chaque trottoir sa fréquence, donnant au passant ce surplus de présence à soi-même dont parle Sansot dans ses Gens de peu.

monsieur Singer


De ma fenêtre, je regarde monsieur Singer traîner sa bosse. Il prend appuie sur sa jambe gauche, lève sa jambe droite lourdement pour ensuite la laisser tomber trois ou quatre pouces plus loin. Il n’y a rien de droit dans cet homme, sauf cette rage contenue qui le pousse à vers l'avant, toujours. Il a la moitié gauche du visage paralysée, il louche, une scoliose lui brise le dos depuis ses jeunes années, ses tibias sont fortement arqués, son pied droit tire à gauche mais il marche avec la régularité d’une machine à coudre. Quand je le croise, devant la boulangerie ou le Sata, il se contente souvent de passer son chemin en regardant bien haut au-dessus de l’horizon. À de rares occasions, il risque un timide ‘lut! à l’intention des passants qui eux ne daignent pas lui répondre.

Il passe probablement pour la dernière fois de l’automne sous ma fenêtre, laissant deux traces quasi ininterrompues dans la neige qui recouvre le trottoir. Ça lui donne un air paisible, comme si les flocons agglutinés sur son manteau adoucissait les angles de son corps – cette douceur, Le Breton l’évoque pour la ville enneigée. J’imagine qu’il doit y avoir des centaines de villes accumulées, incrustées dans les muscles de monsieur Singer : certaines assaillies par les tempêtes de sable ou par la morsure du gel; d’autres sont tapissées de rues où des ribambelles d’enfants, rougis par le rire, s’émerveillent de toits pastel et de cheminées en terre cuite d’où s’échappent des volutes de tabac anglais. Dans les rues d’Hoch’lague, il marche jusqu’à la fin de lui-même, jusqu'aux quais lumineux de ses villes intérieures.

Seuils


Il y a un certain plaisir à emprunter l’avenue Lartigue. C’est un des rares endroits où il fait bon marcher en pleine rue, sans être importuné par le sifflement des voitures. Ici, on marche en pleine rue car les trottoirs ne sont rien d’autre que des seuils. On y met le pied seulement si l’on sort de chez soi, le temps de verrouiller la porte de la maison, pour ensuite faire un bond, atterrir doucement sur la pointe du pied dans la rue, et aller vers le nord ou le sud. C’est selon. Marcher sur les trottoirs de l’avenue Lartigue en se revendiquant de la flânerie, ce serait aller trop avant dans l’intimité des riverains; il y a une obligation de frapper aux portes lorsqu’on les frôle… Ici, pour flâner, laisser son regard courir librement, il faut choisir la rue.

Certains étranges, de temps à autres, sortent de leur appartement, traversent la rue en faisant cliqueter un large trousseau de clés, ouvrent une autre porte pour ensuite disparaître, réapparaître dans la rue voisine; d’autres quittent leur nid avec des boîtes de fèves au lard, de pois ou de livres pour les laisser sur l’un des bancs du P.A.Q. #26. Lors de mon dernier passage, il y avait entre autres une copie de Pélagie-la-charrette, d’Antonine Maillet, une autre d’Alibis, de Janos Békessy alias Hans Habe… Parfois, un gamin accompagnant sa mère se met à courir en direction du soldat de plâtre qui garde l’entrée de l’avenue puis tout à coup s’arrête et le pointe, tout comme les grosses têtes de cochons rouges aux yeux bleus qui sortent du mur : « Maman! T’as vu le monsieur? Il est ami avec les cochons? » Oui, il l’est. J’ai même entendu dire que les soirs de pleine lune, tous s’animent et dansent sous les guirlandes de lumières bleues, jaunes, rouges et vertes.

Dans les cours avoisinantes, des chats de toutes les teintes de gris font l’amour sous les arbres défeuillés. Peut-être parmi ceux-ci y a-t-il Jimmy, disparu le 11 août dernier. C’est un chat de race européen de deux ans et d’une assez bonne taille – lire « gros ». Si Jimmy était une voiture, il serait une berline et non pas un coupé. Il n’est d’ailleurs pas le plus confortable à l’intérieur – lire « c’est un chat de salon, et un solide à part ça ». Si Jimmy miaule à votre porte, communiquez avec Simon au 564-3335... Assis sur le trottoir du côté Est de l’avenue, un homme a l’oreille portée à son téléphone. Il ne parle pas. Dans sa solitude cellulaire, seuls le grésillement et les volutes du tabac l’accompagnent. Derrière lui une porte s’ouvre d’à peine quelques centimètres. Une voix éraillée lance : « Envoye donc, grand niaiseux… Rentre… »

kiwi


Début de soirée. Métro Berri au retour d’une rencontre avec Alice au sein du labyrinthique département de littérature. J’entame The Red Notebook de Paul Auster. Alors que lui s’amuse du nom de cabinet Argue and Phibbs, me revient en tête cette note ridicule qu’on retrouve sous le bouton de la sonnette de la boîte de cravatés au coin de ma rue allant à peu près comme suit : Sonnez votre avocat pour entrer. Je tourne quelques pages, des notes de Tana et de Kiwi se mêlent à l’odeur de l’encre et du papier. Des bottes sortant tout droit de La Canadienne, du Yellow ou encore de chez Aldo me passent sous le nez. Des bottes de cuir à lacets et à velcros, avec des ornements de fourrure – du lapin de Pologne dirait Victoria – qui ne passeront pas l’hiver, des bottes à mi-mollet ou allant jusqu’au genou. Une paire en particulier est polie au point de renvoyer les nouvelles qui passent en boucle sur les écrans géants suspendus au dessus des quais.

La dernière fois que j’ai vu un cirage à chaussure si excessif c’était au rez-de-chaussée de mon école primaire. Toutes les classes se devaient de se rendre au gymnase pour une annonce de la part du personnel enseignant avant les vacances d’été. Monsieur Pawlikowski, le concierge, attendait qu’on finisse de salir son plancher, le sourire en coin, appuyé sur le manche de sa vadrouille. Pendant ce temps, je regardais par terre en essayant de comprendre pourquoi les lignes entre les tuiles étaient floues, clignais des yeux en me disant que les petits nuages bordant le quadrillage allaient finir par disparaître, mais rien n’y faisait – plus tard, on m’a appris ce qu’était la myopie. Le bout de mes Adidas s’est cogné contre deux masses noires et brillantes pendant que le reste de la classe passait à côté de moi. J’ai levé les yeux vers le costume trois pièces noir de monsieur Robert. Est ensuite venue sa nébuleuse moustache grise au-dessus de ma tête encore mi-rousse et, à ce moment-là, surtout confuse. J’ai souvenance qu’il ait ri. À la fin de l’automne suivant, monsieur Robert est tombé en raclant les feuilles d’érable dorées qui tapissaient sa cour.

pink slip


Après une matinée de paresse à avoir pris le métro pour me rendre au boulot, je profite du ciel clair parsemé de nuages pour retourner à l’appartement. Depuis quelques jours, le froid impose une seconde peau sous ce manteau qui me sert quasiment de bureau – carnet, carte de métro et stylo à bille dans la poche intérieure gauche, agenda dans la droite, paire de gants de laine et parapluie miniature sont répartis dans les deux poches ventrales. Il y a même de la place pour un appareil-photo numérique discret.

Après un détour sur l’avenue Lartigue et ses trottoirs intimes, un zigzag de rues et des ruelles qui fleurent bon le tabac à pipe et les odeurs adolescentes, je me retrouve dans le calme de la rue Malo où une poupée de plastique flotte encore dans une piscine de plastique, derrière une clôture blanche – plutôt une grande cage à oiseaux. Arrivé dans le coude, le Pont-Bridge s’offre dans sa congestion quotidienne, à droite, tandis que le parc des Faubourgs me tend la main. Les allées bordées d’arbres, encore rouges il y a une semaine environ, sont passées à l’orange brûlé. Le module de jeu attifé d’un slip de dentelle rose m’annonce que l’effeuillage automnal ne tient déjà plus qu’à un fil.

Je vais lentement sur les dalles froides de l’allée, passant quelques bancs sur lesquels traîne un vieux t-shirt, des sandales en morceaux, une aiguille tordue. Un peu plus loin une conserve de soupe alphabet et un ouvre-boîte, un demi-litre de vin aussi pour les jours plus difficiles. Tout au bout, la fontaine est à sec, recouverte d’un coffrage de bois blanc pour l’hiver – une manière de cercueil qu’on retirera au printemps prochain. Puis il y a, sous un capuchon bordé de fourrure, des mâchouillements de Doritos appliqués et deux grands yeux gris qui fixent le parc silencieux.

whiskey light


Durant l’été, lors des nuits chaudes et humides, ça leur arrive encore. Ils se retrouvent sous la lumière dorée des projecteurs du terrain de baseball. Enfermés dans leur bulle d’amour naissante, ils dansent dans la poussière sans flafla. Il n’y a pour seule musique que le bruit des voitures passant sur la rue Moreau, les cris de leurs amis, au troisième but, qui font circuler la king size, la cigarette et le joint – le chandail de laine et la chaleur humaine aussi. Pas besoin de prétexte pour faire la fête. Il suffit d’un lendemain et le tour est joué.

[...]

Les photographier ne servirait en rien. L’objectif n’arriverait pas à saisir cette lumière qui, bien plus que des jeux blonds et ambrés des projecteurs, vient de l’intérieur. Ces soirées entre amis, perdus au bout d’un chemin de terre battue où le feu bien nourri réchauffait les pieds gelés par la rosée; où la bière, la vodka et le whisky couraient de main en main pour nous engourdir la tête et le cœur. Au bout de ce chemin, parfois, on dansait à la belle étoile alors que le feu crépitait encore – d’autres avaient échoué dans la tente où s’étaient simplement contentés d’une pile de couvertures et d’une chaise pliante, bouteille à la main. Deux ou trois heures plus tard chacun retournait dans son bled pour bosser.

Urbi et orbi


Journée d’emplettes sous la pluie. Janie et moi attendons le feu vert au coin des rues Ontario et Joliette, devant le Salon Orly. Les trottoirs sont à peu près déserts : une mère couvre tant bien que mal son bambin de la pluie avec un bout de journal, deux kids à vélo sautent des trottoirs à la rue pour savoir lequel fera la plus grosse éclaboussure. Il ne faut pas oublier la silhouette de Cerbère, le trio de teckels, qui se profile devant la Brasserie des Patriotes.

Derrière nous, une voix se met à pleuvoir et à dégouliner sur les toiles de nos parapluies : « Mais vous avez vu ça? Mon Hochelaga… Qu’est-ce qui t’arrive? T’es pas un centre-ville! Splish, splash, les chars, ça passe par milliers avec la pédale dans le tapis, ça éclabousse tout le monde, ça ralentit même pas pour laisser traverser mémère Paquin! On s’en va direct dans le fond de la fin du monde. Ça sera pas beau… Je vous le dis! »

Il marque une pause et nous nous tournons discrètement vers lui. Il nous fixe, une main tendue vers le ciel nuageux. Son regard bleu est appuyé par sa carrure de joueur de football à la retraite, ses immenses bagues, ses bottes de travail renforcées d’acier et sa salopette de travail. Feu vert. Nous traversons la rue tandis qu’il bifurque vers l’Ouest. Il ira agiter les foules imaginaires de sa ville passée, sur ce trottoir devenu balcon l’espace d’un instant.

tête de violon


Il y a à Montréal de ces personnages qui vous permettent de vous évader, le temps d’un café. Je dis bien personnage, car ils sont toujours déformés par le temps, par les notes prises dans le carnet ou les accents de lumière des photographies croquées à l’improviste. Bien qu’un drame couve, la plupart du temps, derrière un manteau de mouton retourné, des lunettes d’aviateur et des gants coupés à la Rocky – peu importe le mois de l’année –, il n’en reste pas moins que ces personnages sont les premiers à rire de leur condition.

Je me rappelle la fameuse entrée de Jérôme Twist à la Deuxième Tasse du coin Saint-Denis et de Maisonneuve. C’est le jour de la première neige, lourde et compacte comme la ouate qu’on retrouve dans les pots de Tylenol, et la file de clients se déroule jusqu’au trottoir. Jérôme se fraye un chemin jusque derrière moi, pose sa main sur mon épaule et murmure : « Un café! Ça va être bon ça… Tu sais…. Tu sais, mon ami… Les oiseaux ne sont pas tous dans des cages! Pour preuve, les pigeons! » Le tout suivi d’un clin d’œil à mon égard. Jérôme Twist est de cette trempe de fous heureux qui, malgré l’entassement des clients et des tables, réussit toujours à se frayer un chemin avec une grâce qu’on ne peut soupçonner. Il s’arrête, se frotte les mains, rajuste ses lunettes d’aviateur brisées et les pointes de sa moustache puis s’exclame : « Monsieur! Votre étui! »

Le type en question a tout du genre fonctionnaire dont la pause du lunch est chronométrée à la seconde près – qui quitte le bureau, marche le long de Saint-Denis en quête d’une bouffe en bas de dix dollars, enfile son sandwich qui ne vaut pas le prix payé, marche une dizaine de minutes avant d’échouer dans un café, fait la file, sait déjà qu’il prendra le mélange maison qu’il payera trop cher aussi avant de se faire accrocher par un hurluberlu sympathique affublé du nom de Jérôme Twist. Il reprend : « Monsieur! Votre étui, c’en est bien un à violon! » L’interpellé n’en fait pas de cas, hochant du chef pour ne plus être importuné. Twist reprend de plus belle : « Ah! Les violons! Vous savez, on dit que les violons sont faits à l’image de l’homme… À force de frotter ses cordes, il finit par péter! Quel triste destin… » Puis Jérôme s’en va, la main droite dramatiquement posée sur le front alors qu’il pousse la porte grinçante...

verre


Elle est assise sur le banc de béton, attend sans dire un mot la prochaine enfilade de wagons qui la mènera au bureau, regarde ses mains sans bijou avec un certain contentement. Ce matin, elle a pris le temps d’enfiler sa plus belle robe à pois, son collier d’ambre et ses boucles d’oreilles dorées. Elle a remonté ses cheveux en chignon, poudré son visage, mis du mascara, retouché ses sourcils au crayon – à peine une touche de rouge à lèvres. Elle n’a pourtant rien d’une prétentieuse. C’est une de ces journées où, pour paraître moins fatiguée, moins diaphane, elle a décidé de se faire belle, de prendre un temps devant le miroir pour confirmer son existence dans les pans flottant de sa robe.

Sur les rails, en direction inverse, le train s’arrête. Deux passagers montent à bord du wagon qui se trouve en face d'elle. Une fenêtre est fracassée. En quittant la station, un pan de verre grand comme ma main s’est détaché. Notre tour arrive. Elle se lève, tire une petite valise de voyage par son manche télescopique, qui m’a jusque là échappé. Entre les stations Préfontaine et Berri, elle est disparue.

Avant de sortir à l’angle de Maisonneuve et St-Denis, je replace mon foulard, reboutonne le manteau noir qui me sert de deuxième peau depuis quatre ans. En poussant la porte, une grande bouffée d’air froid me prend la joue. Elle, quelque part entre Préfontaine et Berri, n’avait que sa robe à pois et sa valise.

bubblegum city


Il me dit des mots d’amour! Des mots de tous les jours! Et ça me fait quelque chose… Dans le gris feutré de la station Berri, elle chante Piaf, parapluie en main, boa mauve autour du cou et manchettes de dentelle qui sortent de son polar vert lime. Son chapeau de pêcheuse, plaqué contre le derrière de sa tête, découvre des cheveux blancs mêlés de jaune. Sur le quai, direction Angrignon, des centaines de personnes attendent le prochain métro, ralenti à ce qu’il paraît.

Il est entré dans mon cœur une part de bonheur! La foule, d’habitude sérieuse, plongée dans le papier recyclé d’un journal ou dans un livre, dans le silence ou la conversation, les retouches de maquillage ou le coulis du mascara, se débranche peu à peu de ses iPods. Ça et là, des sourires illuminent la masse grise : les lèvres à peine rosées se font rouges, les rires des uns brisent le mutisme des autres qui se muent en ricanements discrets, de parfaits inconnus échangent des regards discrets et des clins d’œil. C’est tout une assistance qui se masse devant elle alors qu’elle fait tournoyer son parapluie, façon Gene Kelly…

Un grand bonheur qui prend sa place, les ennuis les chagrins s’effacent! Elle arrête en plein milieu de sa chanson alors que les rails commencent à vibrer. Des applaudissements, des cris et des sifflements retentissent alors que la femme s’exclame : Dieu vous aime et moi aussi! C’est Jésus qui m’a donné la voix! Allez en paix, mes amis! Elle éclate de rire alors que les wagons s’engouffrent dans la station. Elle est disparue dans les grandes caisses bleues, laissant derrière elle ses couleurs, pour continuer sa tournée montréalaise.

Magda


Il suffit de squatter un des bancs publics du square, d’ouvrir les yeux, les oreilles et même le bout des doigts pour qu’il révèle son agitation dans le calme le plus parfait. Ça commence avec des marées de pigeons, une horde d’écureuils gris et le luxe d’un écureuil noir. Des hommes sans poil et une femme à moustache lisent les mêmes nouvelles dans des journaux différents tandis que des enfants, rougis par la brise de l’automne qui vient, courent dans tous les sens. Suivent des poussettes, puis des parents essoufflés qui par manque de forme ou d’esprit ludique, se refusent à courir.

Au centre du square, un Père Noël chauve qui laisse dans l’indifférence les gamins sprinteurs, tient majeur et index pointés vers la cime des arbres, fait des signes de croix à répétition en tournant autour du monument dédié à John Cabot. Après quatre tours il s’installe, jambes écartées et boxers à l’air sous son short rouge, près d’un citadin-bulle composé d’un iPod, de vêtements trop grands, de lunettes d’aviateur, d’un sandwich en bouche et d’un journal branché en mains. Des dizaines de travailleurs scotchés à leurs cellulaires, poussés dans le dos par les aiguilles de leur montre, se sont pressés devant moi pour s’engouffrer dans la bouche du métro Atwater.

Il y a ensuite eu Magda, armée de son sac de plastique biodégradable, qui s’est emparée d’une canette de Grolsch qui traînait sous mon banc d’accueil, s’exclamant tout sourire : « Ça, c’est vingt cennes! » avant de s’éloigner en faisant quelques pas calculés sur la pointe des pieds vers la poubelle, pour y secouer a canette – petit doigt en l’air merci – et de recommencer son numéro autour des autres bancs du square. Une voix, provenant d’une cabine téléphonique située derrière mon banc, s’est élevée. Un type à casquette s’est mis à engueuler le combiné de Bell en lui disant que s’il n’était pas sage, qu’il n’aurait pas ses deux trente sous en le traitant de la sorte. Au loin, Magda enjambait un dormeur en exhibant ses talents de ballerine. Le Père Noël, assis au pied du socle, grognait, les bras tendus vers un grelottant chien-saucisse.

En tendant la main vers mon café, j’ai réalisé qu’il n’était rien de moins que froid. Juste avant de quitter le parc, un ado, quatorze ans au plus, était plongé dans un bouquin. Jetant mon café dans une poubelle pas loin de son banc, je lui ai demandé ce qu’il lisait. C’est avec un grand sourire et un accent anglais qu’il m’a répondu : « Plato’s Republic. » Je me souviens qu’en rentrant à la maison, ce soir-là, j’ai pris des notes. Beaucoup de notes.

la petite mère de la rue Rouen


La Rentrée scolaire de cette année, ce n’était pas seulement le retour des petits mousses aux cheveux de blé et aux pieds volants, aux sacs-à-dos brillants comme des Cadillac fraîchement cirées, aux sacs à lunch préparés le soir d’avant papa ou maman. C’était aussi le retour de Madame Tremblay, ma belle brigadière aux trente-quatre ans de loyaux services. Je pense qu’il y avait là quelque chose du soulagement dans cette présence qui annonçait un petit bonheur pour chaque matin à venir, une joie simple pour toute une année encore. Elle lève encore son STOP lentement à l’arrivée des petits fous, plus doucement encore qu’en juin dernier, ce qui lui donne une certaine majesté. D’autres fois, entre le rire et le sérieux, elle fait de grands discours sur les énarvés du steering wheel qui lui filent sous le nez, à de rares parents qui s’agglomèrent sur le coin du trottoir, comme autant de pingouins sur la banquise, après quoi, lorsqu’ils disparaissent dans les remous des 9 à 5, elle courbe un peu le dos, fait faire à sa pancarte trois tours dans un sens, puis deux dans l’autre. Et Madame Tremblay reprend sa canne, vers la neuvième heure, pour disparaître jusqu’au midi.

des amours de plastique


Combien de fesses de gamins et d’ados ont poli la glissoire de plastique du module de jeu? Il y a les fesses, mais aussi les plaisanteries, les rires, les cris et les insultes du retour de l’école qui donnent le caractère à ce petit bateau pirate qui ponctue le parc P. Récemment, un paf! a précédé l’affirmation existentielle d’un kid à casquette et pantalons courts, bas bruns et Nike aux couleurs des années 80 : « Y t’a frappé, donc y t’aime! L’amour brutal, c’est ça! » Puis la riposte un peu molasse qui questionnait le choix du coup de coude pour dire l’amour… Quelques jours plus tard, des vieux gamins, du type adolescents, se « balan-signaient ». A fusé un « t’as-dit-oui-tu-sors-avec! » dont la seule réponse a été un soupir, une moue, une casquette de travers…

montréal tranquille


Ce n’est pas le genre d’automne qui s’affiche sur un calendrier. C’est plutôt celui qui se glisse sous la porte, un matin du mois d’août, ou qui se faufile par la fenêtre guillotine qu’on a laissée ouverte tout l’été. C’est un automne qui vous pousse à rester sous les couvertures, à faire la grasse matinée jusqu’à dix heures et l’amour jusqu’à midi, puis tout à coup on se trouve à marcher avec cette femme belle - mais belle! - en allant par là, simplement par là, se disant qu’on ne veut pas de cette ville qui se déballe avec le fracas dont elle est capable et qui finit toujours par déverser son fatras. On cherche les rives intérieures du Montréal tranquille. Déjà, les vieilles grimées de la rue Dézéry disparaissent derrière des portes vitraillées, se laissent désirer au bord de leur fenêtre en matant les passants. Les rideaux de dentelles faits main font sourire leur jeunesse passée, comme autant de voiles de jeunes mariées.

On marche en silence, en empruntant les ruelles et les parcs, pour se gorger de leurs passants, de leurs habitants et de leurs secrets si la chance nous sourit. Parfois on se permet d’inscrire, sur les pages quadrillées du carnet, quelques mots qui contiendront en germe un visage, une voix, un geste - des sensations en lambeaux lors des jours difficiles.

Certains vont sur les trottoirs, pendus à leur cellulaire, s’absentant d’eux-mêmes et du corps chaud de la ville. D’autres dorment à demi, emmaillotés dans des couvertures humides et tachées, à l’entrée des magasins d’antiquités ou les pawn shops d’Hochelaga Kingdom. Ces cocons urbains d’où émergent des papillons fanés élisent parfois leur domicile temporaire dans l’herbe grasse d’un parc où flottent, encore, les restants d’une partie de balle molle. Plus loin, au détour d’une ruelle qui se jette dans la rue Rouen, une odeur de bon tabac et des bonjours matinaux qui se traînent jusqu’en après-midi, rappellent la présence des sages du quartier, du haut de leurs tours mystiques de bois et de fer forgé, incrustés dans leurs chaises berçantes qui grincent en se mêlant aux miaulements des chats – ceux qui appartiennent à tout le monde et personne.

Les arômes de café frais ont laissé place aux odeurs de burgers ponctuées de quelques notes de houblon, de tintements de verres, de fourchettes et de couteaux tachés par des résidus de savon. En bifurquant vers le Nord mêlé de l’île, le parc Lafontaine s’ouvre sur des amoureux étendus échangeant lèvres et salive pour parler la même langue. Des enfants de veille de Rentrée s’égosillent une dernière fois sur les passerelles et sur le sable des modules de jeux, s’imaginant pirate, princesse, matelot ou perroquet, c’est selon, pendant qu’une bande d’adolescents ayant pour seul navire un banc de parc, utilisent leur longue-vue pour scruter la rondeur des seins d’une fille qui se fait griller sur la pente, près de la fontaine. Un accordéoniste laisse pleurer son instrument pour les saltimbanques du dimanche qui jonglent et corderaidisent. Dans une poche de quilles et de sacs de sables, on imagine aussi un hamac et son dormeur, dans l’ombre des feuillages.

En ayant passé le chemin de tant de guitares mal accordées, de fumeurs et de frimeurs étendues dans le soleil de l’après-midi, des cueilleurs de bouteilles à cinq sous et de policiers qui font leur ronde, on s’arrête devant la boutique de Chloé. Des chocolats!, lance-t-elle. Alors on se laisse tenter, on entre dans la chocolaterie et on en sort avec un sachet dont le contenu est à déguster lentement pour y saisir les nuances. Même qu’on s’arrête en les laissant fondre sur sa langue, comme c’est le cas lors des longues promenades qui poussent à la paresse d’accoster un banc de parc. La ville de chacun est miniature, toute contenue dans des habitudes ponctuées d’épices. Pistache, pâte d’amande, basilic, romarin, gingembre, piment d’Espelette, poivre de Sichuan…

les noms perdus de la ville


Elle traînait ses vieux jours sur les trottoirs de la rue Ontario. Elle ne mendiait pas, ne se vendait pas non plus, mais passait en regardant les gens dans les yeux, pour savoir s’il leur restait au moins quelques poussières dans le creux du cœur. Son nom, personne ne le savait. C’était Flore ou Lorraine, Anne ou Lucie… Elle portait sur ses épaules tous les noms perdus de la ville.

Hier, c’était dimanche. Elle avait nettoyé son grand trench coat décati par la pluie et le soleil, rosi ses joues avec un reste de sachet de Heinz écrasé devant chez Lafleur. Dans ses orbites bleuis par la fatigue, il ne lui restait que des yeux gris aux notes d’amandes. Hier, c’était dimanche et, par coquetterie, elle a noué ses cheveux avec quelques morceaux de papier de toilette.

Des coups de klaxons, des feux rouges et verts. Des gamins qui hurlaient à pleins poumons – pour un rien – sur la place des Royaux. Une balle de baseball perdue sur un terrain de soccer. Je l’ai perdue de vue, celle que tout le monde et personne connaît.

éclats


Le mauvais temps l’a fait dormir dans la boue et les éclats de vitre. Ses cheveux étaient en pagaille, tandis que sa peau de plastique attendait la prochaine averse. J’ai dénombré près d’une dizaine de bouteilles de Labbatt et de Bud, deux chaises brisées, des berlingots de lait et des verres de McDo mâchés par l’orage, des flyers et des cartes d’affaire moisies, des deux par quatre disposés ça et là pour renforcer la clôture de plus en plus molle, des balles de ping pong écrasées, une balle de baseball décousue, des cartes – un as de pique et un joker. Il y avait aussi, dans ce trou, un soulier d’enfant et quelques vieilles seringues. Dans ces objets il n’y avait plus que des vies concassées… en des morceaux suffisamment petits pour que je puisse les traîner dans ma poche, jusqu’au soir.

rouge


Qu’avait-elle à lire un article sur les zoos? Au coin de Parthenais et Ontario, à tourner une mèche de cheveux blonds entre le pouce et l’index de la main droite, c’était louche. Pas un geste de plus sinon cette jambe gauche qui croisait la droite pour s’en défaire la minute d’après. Que du silence malgré le trafic du retour à la maison. La revue épaisse, le papier glacé, l’air lourd et collant. Elle assise, légère sur son bloc de béton. Le terrain vague et ses tuyaux en croix. La clôture et des affiches déchiquetées. Le stationnement désert avec ses affiches Réservé en bois pressé mangé par la pluie d’hier. L’odeur de vidange d’huile du garage d’à-côté. J’étais déjà ailleurs… et elle lisait un article sur les zoos.

cheveux gris


En arpentant cette rue, ils murmuraient avec la complicité du temps qui passe. Des demi-mots, pour amitié ou plus.

cerné


Écrire des instants de bonheur. C’est peut-être ce que j’ai parié avec moi-même. Ça devient parfois un peu flou, surtout lors de ces journées où me prend une espèce de sentiment de vide. Ce n’est pas de la tristesse, ce n’est pas la fin du monde non plus, tout au plus c’est une certaine indifférence devant les choses. Il suffit, pour que ça passe, de mettre le pied dehors, élire un banc de parc pour saisir une ouverture sur la ville. Marcher et flâner, alternativement. Sansot nous le rappelle : il y a une différence dans la liberté du regard – la disponibilité – de l’un et l’autre.

Je n’ai pas grand-chose à dire de moi-même, mais un Fargue dira qu’on va toujours dans une ville peuplée de soi-même. Je me demande ce qu’il arrive quand cette ville se résume, un soir de jour ouvrable, à une poupée qui enserre un verre en carton troué du McDonald’s, en plein milieu d’un terrain vague... où bientôt on construira d’autres condominiums.

le parc des pompiers, une parenthèse


Ce parc, il ne parle pas beaucoup. C’est le genre de parc qui glisse sous vos fesses un banc trempé de rosé, vous laisse être là sans prendre de place. Le parc des pompiers, c’est un parc de solitaire qui, les dimanches après-midi, se permet d’inviter la famille dans une spirale de robes fleuries, d’accents espagnols et rieurs. Mais lui, il ne dit pas mot. Il écoute.

Le matin du 1er, j’y suis entré en débouchant par la ruelle des politiques et des enfants, cette ruelle où on revendique la démission de Harper et de Charest, où on veut le retrait des troupes canadiennes qui se trouvent en Irak et en Afghanistan. On y trouve aussi un chat roux, quelques briques empilées et, jusqu’à tout récemment, un panda en peluche en train de moisir contre un mur. Mais c’est peu dire de ce couloir qui vous bombarde de graffitis et de dessins à la craie – il reste toutefois essentiel au calme qu’on peut ressentir dans ce parc timide, les avant-midis.

Je me suis assis, à moitié endormi dans le parfum de ces fleurs que je suis incapable de nommer. Ces fleurs n’ont de mots que pour mes yeux… pour le bout de mes doigts, quand le cœur me prend de retirer ces éclaboussures de terre alourdissant les pétales si légers – la pluie de la veille avait prise des allures de pioche… pour les narines, mais c’est alors tout le corps qui en profite.

Le parc des pompiers n’est pas bavard, c’est un vieux jardinier qui vous invite à prendre un verre de lenteur avant de vous goinfrer de personnages et de grandeurs au parc des Faubourgs, de l’autre côté de la rue Ontario.

médéric.fm


Médéric-Martin, ce matin-là, m’a faire tendre l’oreille. Il n’y avait pas grand-chose, sinon du silence et des grésillements dans ces écouteurs abandonnés. Par jeu, je me suis accroupi, puis assis sur une pierre, regardant le carré de sable occupé par des modules de jeu. Le sable était encore piqué ça et là par les semelles des gamins qui se prennent pour Usain Bolt quand leurs parents ne leur tordent pas l’oreille gauche. La pluie avait donné au sable des allures de cassonade.

J’ai syntonisé mon récepteur intérieur sur médéric.fm, et j’ai attendu que ça monte doucement comme des larmes ou une marée paresseuse. J’ai entendu les pas du vieux joggeur s’harmoniser aux pas lourds du grand danois qui, avec sa maîtresse, vient délier ses jambes de mannequin entre les arbres et les bancs de parc. J’ai entendu la fontaine couler à nouveau et cette vieille dame chinoise, tout de blanc habillée, nourrir les pigeons. J’ai entendu le vent glisser sur les feuilles et entre les pieds de la vieille qui, lorsqu’elle s’assoit sur les grands bancs de Médéric, ne touchent plus à terre. Alors, avec son sourire et sa peau tachée par les années dures, elle prend les airs d’une poupée de porcelaine.

J’ai entendu des devoirs d’enfants glisser contre les clôtures rouillées, des mauvaises blagues lancées par les riverains du coin. Puis ça a été le tour des balles de tennis et des raquettes, de l’autre côté de Rouen. Mais à travers ces sons, une image. Sur fond de rouge et de vert, traversés d’une ligne blanche, une vieille bottine de cuir restée là pendant des mois, tout l’hiver, sans tapeur de balles pour venir déranger sa sieste. Des grésillements et, à nouveau, la solitude.

en marchant...


« En marchant, rien ne se déplace vraiment: c'est plutôt que la présence s'installe lentement dans le corps. En marchant, ce n'est pas tant qu'on se rapproche, c'est que les choses là-bas insistent toujours davantage dans notre corps. Le paysage est un paquet de saveurs, de couleurs, d'odeurs, où le corps infuse. »

- Frédéric Gros, Marcher, une philosophie.

bleu ciel, bleu marine


Cours, Guillaume! Cours! Ces trois mots ont fondu à travers les mailles de la clôture en raclant un fond de gorge. Ledit Guillaume, la trentaine facile, n’avait rien d’un athlète : un corps qui ressemble à une boule de crème glacée, coulant un peu sous le soleil, montée sur deux pattes de cigogne. Il courait avec les coudes bien serrés contre le corps, les poings fermés bien dur. C’est à croire qu’il retenait son souffle en courant du marbre au premier but, comme pour se donner un air de légèreté. Il échouait, évidemment, mais il était beau à voir sous sa casquette de Pennzoil tachée de sueur. Guillaume a été retiré au deuxième but après le bunt peu convaincant de David.

C’était un mardi soir du mois de juillet et l’équipe des chandails bleu ciel jouait contre l’équipe des chandails bleu marine. D’un côté à l’autre du terrain, on s’en lançait des vertes et des pas mûres pendant que le batteur était dans’ bouteille (dou dah, dou dah!) Ici et là, dans les estrades, quelques canettes de Bud attendaient le changement des équipes et, quand ça arrivait, on tapait amicalement la fesse gauche d’un coéquipier avec sa mitt. Oui, mitt et non gant de baseball, car ce dernier n’est pas en mesure d’évoquer l’odeur de fond de remise, de poussière, de sueur et de vieux cuir portant l’empreinte de la main de son propriétaire – c’est un gant de baseball avec une histoire.

Ce mardi soir-là, dans la lumière qui crevassait l’horizon du quartier, j’ai compris que ces gars, chandails bleu ciel et bleu marine, mais portant les mêmes pantalons gris, ne jouaient pas au baseball pour une question de sport. On ne comptait pas les points, seulement les caisses de 12. On ne courait pas à fendre l’air, Guillaume n’est pas de cette trempe. Quand on contestait une décision de l’arbitre, c’était pour régler de faux problèmes autour d’une énième bière, le soir venu.

Ces gars-là jouent au baseball, avec les sourcils froncés, le sourire en coin et la palette de la casquette bien droite sur le front. Et de temps en temps, ils s’arrêtent, posent leur mitt sur leur poitrine en attendant que l’arbitre, puis Guillaume, essuient leur front dégoulinant de sueur. Puis quand les habits deviennent trop poussiéreux, que les deux équipes ne font plus qu’une, on sait que c’est l’heure de rentrer… mais seulement après une jasette d’une heure ou deux dans le stationnement, derrière le terrain de baseball.

les astronautes de l'espace vert


C’était d’abord le ronron des moteurs qui s’est mis à gonfler dans les oreilles. Puis est venue l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, l’odeur de l’huile mélangée à celle de l’essence, accompagnées ici et là d’un petit nuage bleu – ou deux.

Chacun leur fonction : un gars qui traînait la tondeuse du mieux qu’il le pouvait autour du carré de sable des 2 à 6 ans, puis le long de l’allée principale du parc; une fille avec des veines grosses comme ça dans les bras, des gants immenses et le coupe bordure devant bien faire trois fois son poids (ceci dit, Weed Eater sonne plus gentiment à mon oreille, tout en rappelant le calme des ruminants si on opte pour une traduction mot à mot : Mangeur d’herbe… et l’idée d’un ruminant qui ronronne me fait bien rire); une troisième qui file à toute allure sur le terrain de baseball avec son rutilant tracteur à gazon…

Tous trois, avec leur protège-oreilles et leurs immenses lunettes de plastique, sans parler de ces dossards qui rappellent la tête de David Bowie dans le vidéoclip de Space Oddity… Ils me donnaient l’impression de patauger dans un parc qui n’était plus le mien, vaporeux. Ceux qui travaillent sont parfois de bien drôles de personnages : les astronautes de l’espace vert, peut-être, le temps de refaire une beauté au parc.

café et popsicles


Je ne pensais pas que c’était pour être si difficile. L’absence de la brigadière du coin je veux dire. Je pensais qu’on aurait pu se dire au revoir avant de se quitter pour l’été – pas qu’il y ait des histoires entre nous, ce serait un peu tordu, mais elle avait ce don de donner le ton à la journée, de l’illuminer avec son dossard jaune à bandes argentées. Madame Tremblay, avec sa voix on the rocks et ses lunettes mauves, elle qui m’a confié, le 1er juin alors qu’on se gelait les couilles à l’extérieur, qu’à ce temps-ci de l’année elle donnait des popsicles aux gamins qui traversaient à son coin de rue. À la blague elle m’avait dit qu’elle devrait leur donner du café, avec le temps qu’il faisait! C’est ce qui me manquera le plus. Ces histoires simples, parfois un peu étranges mais jamais déplaisantes. Les histoires de la brigadière, c’est aussi un pan de la vie du quartier empaquetée dans des mots convenus mais qui surprennent toujours. Mais avec ses 34 ans de service, son genou qui la taraude et sa canne qui ne la quitte plus, je me demande si septembre, quand il reviendra, va la ramener. Pour l’instant, je sais que les matins, au coin des rues Ontario et Rouen, sont un peu plus gris.

du sable entre les orteils


Le soleil tombe sur Homa Kingdom et le parc Préfontaine, Raymond de son prénom, est un des derniers endroits en-dessous de la rue Hochelaga qui se voit gratifié d’une langue de soleil. C’était jeudi passé, mais le parc, filtré dans le tamis de la peau, s’accorde encore au présent. Le petit, les joues lourdes mais le pied assuré, va sur la petite passerelle qui lie les deux sections du module de jeu. De sa main pas plus grosse que ça, il serre l’index de son père pour ne pas tomber dans cette rivière qui s’ouvre sous lui – rivière qui, dois-je le rappeler, est peuplée de poissons à dents de scie et de requins-marteau. Une fois le ponceau bravé, il s’accroche à son père pour ensuite atterrir dans le grand carré de sable. Il y plonge les mains, s’en envoie un peu dans le visage – ça fait partie du rituel. Après la construction de quelques châteaux peuplés de princes et de méchantes reines, c’est le retour à l’appartement, de l’autre côté de la rue. Les souliers du petit sont secoués sur le balcon et débarrassés des grains inopportuns, mais pas ceux du père. Peut-être est-ce sa façon à lui de rester gamin sans qu’on le sache, en amenant le parc en douce… dans ses souliers.

les joueurs de balle molle s'abritent sous des parapluies de golfeurs


Vers 23h00, jour ouvrable, mais qui se ferme peu à peu. À ma sortie de la station de métro, je déboule dans le parc Préfontaine qui, à cette heure-ci, est aussi endormi qu’un matou. N’empêche, ci et là ses moustaches sont remuées par quelque pluie et ventouille délicates. Près du chalet, une adolescente en cavale imaginaire se craque une canette de bière, laisse courir son mascara avec l’eau qui lui ruisselle sur le visage. Un peu de mousse de Bleue sur l’asphalte rongé par l’ennuie. Une pluie grasse me tombe dessus, me fait coller au sentier du parc, comprendre le silence enjoué de ces habitué(e)s de la balle molle qui se trémoussent sous un de ces immenses parapluie de golfeur. M’ont l’air d’une bande de pingouins… Leur banquise, rien de moins que ces estrades de bois un peu mal foutues, mais confortables. Me vient l’odeur du sable mouillé et des jeux d’enfants qui, de l’autre côté de la rue, ne dorment toujours pas et ne demanderont pas d’histoire avant d’aller au lit. Une cycliste passe mon chemin, essoufflée mais rieuse avec sa tête d’ananas. Les balançoires vides grincent puis je me déverse dans la ruelle Winnipeg.

une loupe, un pétard

J’aurais voulu rester là, sur le coin du trottoir, à le regarder tenter d’allumer ce gros pétard avec sa loupe. Il aurait sans aucun doute réussi, au coin d’Ontario et Davidson, à créer tout un émoi – et moi je me serais bien bidonné. Mais le feu est viré au vert et puis, après tout, on ne regarde pas fixement un enfant comme ça. Je l’ai donc laissé à ce jeu qui allait sûrement durer des heures avec le soleil qui se logeait tranquillement dans les replis de la rue. Sur l’autre rive, on s’allumait une clope à grand coup de Zippo. Je me demande encore pourquoi il n’utilisait pas une loupe, lui – c’est bien plus drôle.

le nom du chat


C’est tout un pan de mon imaginaire matinal qui est tombé, il y a deux jours. Le chat du 2202, qu’il me faisait plaisir de nommer Grelot ou Pivoine quand je me sentais en forme, a été démasqué par sa propriétaire. Si j’apprenais dernièrement que le colocataire du chat, un cocker américain mal rasé, s’appelait Dragon, le chat lui, s’appelle… Bibi. Peut-être y avait-il là le titre d’une nouvelle émission pour enfants. Chose certaine, le chat qui d’habitude regarde au dehors, somnolent et avachi contre la moustiquaire, me tourne maintenant le dos. Soit il me boude, soit il est humilié. En espérant que ça passera...

la vie en rose


Avec ses souliers de course qui louchaient et sa carapace de coton rose, il m’a ramené à Montréal. Ce n’était rien de bien glorieux, cette couverture sale qui se conformait aux crevasses d’un corps usé – ou était-ce le contraire? Au-dessus, sur la terrasse, on secouait la tête en lisant le journal et en sirotant un espresso, soupirant devant la niaiserie, l’illogisme, l’inégalité des hommes entre eux! Les doigts gras avaient ensuite plaqué le journal contre la table d’aluminium. Les feuilles se sont envolées, sur Saint-Denis et Maisonneuve. La tasse de carton quant à elle, a préféré atterrir dans le soulier gauche. Le même jour, Stréliski écrivait que « Montréal n’est pas une ville du dimanche, c’est une ville de tous les jours. » Sous la carapace rose, ça s’est mis à remuer.

gone walking

Marche du côté de Strasbourg et des Vosges depuis mardi. Normandie la semaine prochaine et, la semaine d'ensuite, Paris. Serai de retour à la fin mai.

grands secrets, petites tortures


Trois garçons en pull, pas plus vieux que ça, sur les premières marches d’un escalier-tirebouchon. Ça explose : une voix de kid faisant l’ado, « faut que tu nous raconte le secret le plus intime que tu connaisses! » Une esquisse de protestation. « T’as pas le choix! Tu dois répondre, c’est la règle du jeu! Sinon, c’est la torture… y va falloir t’arracher les ongles! » L’impression de lire les péripéties politiques encrées dans les journaux du matin, dans une arrière-cour plutôt propre où traînent quelques Hot Wheels et des gants de baseball. Des guerres imaginaires qui se jouent encore à grand coup de vérité-conséquence, loin des volées de plombs, loin de la peur… Il est un âge où les secrets et la torture font encore rire.

opium et limonade


Le grand vent qui secouait les branches est venu me quêter une promenade. Une promenade dans ce cas-ci et non une marche, peut-être parce que le premier évoque mieux mes activités de petit prosateur qui se fait mener par le bout du nez, finissant sans aucun doute, lorsque la boucle des pas est bouclée, devant un verre de limonade fraîche, qu’il faudrait, bien sûr, acheter à un garçonnet qui se lance en affaires au coin d’une rue et d’un ruelle : cinquante cennes le verre – seulement si on lui promet de faire de la publicité. À bien y penser, le traditionnel « m’en vais prendre une marche » fait résonner la voix de celui qui en a marre et qui s’arrache aux crises de son logement. Je disais donc : une soirée de grand vent.

Les chats rentraient dans leurs cours, se blottissaient contre l’opium des bords de fenêtres. Au parc Lalancette, des gamins critiquaient leur famille de fous, se lançaient des injures au visage, avaient du sable plein les yeux et de la boue plein les joues – le mascara des pauvres. Deux sportifs de salon se mettaient au frisbee, près de Rouen. Sautaient comme des chiots aux pattes trop courtes pour se laisser rouler dans l’herbe encore jaune, les quatre fers en l’air et la bedaine velue – autour du nombril seulement. Au même endroit, l’an passé, on y allait d’une coupe de rouge discrète dans les estrades, on grillait une clope puis deux en jasant Tolstoï et Sábato. Il faut laisser la saison mûrir.

Au retour, après mon tournis de rues et de ruelles, s’est présentée, à ma droite, une ouverture. Rien d’extraordinaire. Qu’un petit rien au bord du chemin pour me faire lever les yeux vers le soleil couchant. Un grand rideau d’or et de vert tendre, de cordes à linge muettes et des galeries où flânait l’odeur du bon tabac. Suis retourné jusqu’à ma Darling pour retrouver les bras de mon aimée.

À mi-chemin, une fillette m’a demandé si je savais l’heure. Non, pas vraiment. Probablement sept heures et demi, pas bien plus! C’est ce que je lui ai répondu alors que je savais que l’heure ne comptait pas. J’aurais dû lui répondre qu’il était trop tôt pour rentrer, qu’elle avait encore le temps de marcher main dans la main avec ce garçon qui l'accompagnait, un peu gêné, qu’elle devrait profiter de la lumière pendant qu’elle était encore belle sur les gaines de caoutchouc des fils de l’Hydro… Elle était déjà partie avec son Roméo. Moi je souriais, simplement.

la vie est belle...


Il n’y a pas si longtemps, lors de cette même marche qui m’a ramené sur les rivages des Ruellards, je me suis pris à marcher sur la rue Ontario, à la sortie des classes. Des bêtises volaient de trottoir à trottoir, les « retourne chez toi niquer ta mère » et les « va branler ton chien » côtoyaient le pas de course des gamins et les premières amours du printemps. Un beau quartier que le mien.

Est venu pourtant le moment où mon cœur s’est serré en voyant cette bande d’ados, encerclant je ne sais qui ou quoi qui se faisait donner des coups de vieilles galoches et de Nike. Une initiation de gang de rue que je me suis dit, ou encore un règlement de compte. Peut-être un petit de maternelle de se faisait ramasser par ces grands nonchalants aux bras trop longs et à la pensée trop étroite. Même des adultes admiraient le spectacle! Sur le point de crier à l’adresse de ces grandes échalotes, un ballon de soccer a roulé dans la rue… Je me suis vu floué par mon imagination. Cette fois-ci, au moins, ça aura été rassurant.

Mais les dessous du quartier ne sont pas tous tissés de cette dentelle de l’imaginaire. Accompagné de J. à la poursuite de ce rien sympathique qui anime le type de marche que j’aime, je me suis enthousiasmé à la vue de quelques mots inscrits à la craie sur le trottoir. Ces messages permettent de tâter le pouls d’un quartier, de rire de ses travers parfois, de l’apprécier un peu plus même s’il peut paraître plus souvent qu’autrement, sale et peu accueillant pendant que le grand ménage du printemps bat son plein. Il était écrit que « La vie est belle… »

C’était tout simple et très joli. Les lettres doublées en jaune et en bleu. Quelques pas plus loin, rue Rouville, ce message d’enfant a pris la voix d’une mère outrée : « sans prostitution devant nos enfants. » Je me suis souvenu qu’Hochelaga avait ses cicatrices, et qu’elles vont et viennent sur le trottoir… entre la pluie et le soleil.

chaque fois unique la fin du monde


C’est ce qui était graffité sur l’un des murs fatigués des Ruellards. La fin du monde, quand je marche, je l’ai sous les semelles. À chaque pas, je l’écrase cette fin du monde, bien malgré moi, par ce désir de me perdre dans chaque petite chose d’un quartier familier. On me dira qu’on ne s’y perd pas, qu’il s’agit là d’un jeu pour déjouer le quotidien, la routine. Je ne sais trop. D’abord, avoir l’esprit du jeu ce n’est pas si mal, ça permet d’ailleurs de sourire plus souvent. Et le quotidien, j’ai le nez dedans. Alors peut-être que oui, il s’agit de le déjouer, de lui faire passer le ballon entre les jambes, dribbler un peu en le regardant tomber par terre, le visage barbouillé de terre. Le contempler dans sa beauté ridicule. Lui tendre la main pour ensuite le remettre sur pieds, lui ménager un espace à mes côtés, pour qu’il me raconte des histoires, me parle de ses raccommodages.

Il y a deux jours de ça, j’ai marché pour me rendre du Laboratoire à l’Appart. J., arrivée quelques minutes avant moi, m’a proposé de marcher jusqu’au centre-ville, pour qu’on puisse se mettre de nouvelles musiques dans l’oreille, de nouveaux mots sous les yeux. En tout et partout, à force de flâne et de curiosité, j’ai oublié le but de l’escapade. Tout ce dont je me souvenais, c’était que j’avais soif, et qu’on allait se payer la traite avec le premier granité au chocolat de l’année. Nous avons échoué dans un parc, rue Sanguinet, dans un repli de l’Université. Les fesses et les cuisses qui picotaient – après plus de trois heures de marche, c’est permis – nous nous demandions pourquoi tout pouvait être compliqué. Assis là, comme deux pingouins sur un banc de parc, à couver notre joie d’être là en tétant un granité, à jaser voyage et petit pois, est venue cette phrase toute simple : « On est tellement bien. » Je ne sais plus de qui de nous trois – de J., de moi ou du quotidien – était ce On. Je ne me souviens plus si la fin du monde était toujours collée à mes semelles, mais si c’était le cas, elle était belle et coulait dans l’herbe sèche, paisible.

l'art fou gère le risque


« La vérité de la vie est dans l'impulsivité de la matière. L'esprit de l'homme est malade au milieu des concepts. Ne lui demandez pas de se satisfaire, demandez-lui seulement d'être calme, de croire qu'il a bien trouvé sa place. Mais seul le Fou est bien calme. »

- Antonin Artaud, Manifeste en langage clair.

la CP, le CH


Suis sorti de l’Appart en voulant attraper le coucher soleil, au-dessus des rails de la CP, à hauteur de Rachel. La noirceur tombait déjà rapidement, préféré aller vers le Sud, vers la cour de triage.

Passé les 19h, je ne sais plus trop ce qu’on peut trier dans ce grand enclos silencieux. Peut-être quelques employés restés plus tard, pour un répit avant de retrouver leur famille, leur chien ou leurs engueulades, trient-ils – ou triturent – leurs souvenirs et leurs vieux péchés. Sait-on jamais.

Accompagné de la clôture rouillée et barbelée, j’ai humé l’air frais encore gonflé de sucre, réalisant que je n’avais jamais mis les pieds dans ce coin particulier du quartier. J’ai observé la danse de la manche à air pendant de longues minutes, me suis appuyé contre la clôture, sa peau rouge s’est défaite sous la pression de mes doigts.

Les mains dans les poches, je suis retourné vers l’Est, vers ce refuge où les livres s’amoncèlent et qui ferme le cercle de mes promenades. Les enfants, au loin, envahissaient déjà les rues, jerseys du CH sur le dos en guise d’espoir, balle de plastique orange en guise de rondelle, qu’on devait arracher à toutes les deux minutes au chien bâtard de Jimmy. Le ciel se refermait déjà derrière moi. Ne me restait qu’à passer, sans déranger la partie.

un semblant de mauvais sort

Je suis retourné dans la ruelle des Ruellards pour trouver l’endroit dévasté par le dégel. Si en décembre, durant la tempête, c’était la joie pure qui me battait dans la poitrine, j’ai dû me résigner. Les Ruellards tardent à faire leur ménage de printemps, et je me demande s’ils le feront cette année – les dernières traces du grand ménage, photos affichées sous un revêtement de plastique le long de la multitude des clôtures, semblent remonter à 2003. Là où il devait y avoir un tournesol, assurément la fierté du voisinage, on pouvait lire S.V.P. Prière de ne pas casser la fleur. Merci. Cette adresse, on la retrouve maintenant photographiée, plastifiée, cas réglé. La prière a laissé place à un semblant de mauvais sort, qui ne pouvait que sortir de la bouche d’une vilaine belle-mère de contes de fées.

Jean Narrache



Il y a de ces êtres qui s'absentent d'eux-mêmes, dans le sommeil, et deviennent de grands corps vides. Mais dès qu'ils vous regardent, c'est à votre tour de vous perdre, de vouloir échanger votre place.

Hier, il dormait paisiblement. Il ronflait un peu. A même ri. Oui, il faut parfois s'absenter de soi-même...

Sac à main


Je sais qu’elle va me manquer. Pas besoin d’y penser longtemps. Dans quelques heures, je vais laisser Montréal derrière pour retourner frayer dans ma Lièvre natale. Je sais qu’elle va me manquer, elle qui va les seins lourds et froids sous un lainage délicat, rue Davidson.

Le jean à taille haute, les bras efflanqués et le bout des doigts chatouillant le nez du dernier client – dernier de la nuit ou premier de la journée? – elle rit. Pour un rien. Lui hèle un taxi, alors qu’elle s’égare, rue Ontario, pour échouer sur les berges de Dézéry. S’assoit sur les marches rouillées qui mènent à un balcon anonyme, fouille son sac à main. « Hostie, mes cigarettes… mes cigarettes… »

Roulent sur le trottoir des tubes de rouge, des pastilles à la menthe, des coupons de caisse de la pharmacie du coin. Elle fixe le fond de son sac, le regard perdu dans les brumes du matin. Contemple tout ce qui peut lui rester de famille. Des photos saupoudrées de coke et de fard à joue.

S.V.P. Surveillez votre enfant


Cet avertissement, sur le rabat de plastique bleu, m'est apparu soudainement ridicule sous les gros nuages d'avril. Même chose pour cette clôture qui a failli céder quand je m'y suis appuyé pour cadrer.

ronrons


Il faut marcher, marcher encore dans cette ville peuplée de soi-même, écrivait Fargue à peu de mots près. Je ne sais pas si ce quartier, cette ville que je foule est peuplée de moi-même, mais je sais que j’y trouve un certain confort, quelque conversation à entretenir en battant la mesure à chaque enjambée. Je ne sais rien de l’endroit où je vais sinon que ces murs de briques, ce sol asphalté et caillouteux, ces bribes de paroles attrapées ci et là tout comme les graffitis, je les moule à ce que je crois être ma langue intérieure.

Je me dis parfois que cette ville est comme une vieille chatte de gouttière qui entre par la porte arrière quand ça lui chante. Je la laisse tourner un peu, puis je l’accueille sur mes genoux et lui gratte le derrière des oreilles. Elle se met à ronronner, elle en demande plus. Après m’avoir fiché les griffes à travers le jean, elle décampe comme une hypocrite. Peut-être que je suis de même quand je vais la retrouver, elle qui m’amadoue avec ses miaous, avec tout ce qu’elle a de cicatrices. On joue à cache-cache comme deux gamins et elle finit souvent par me révéler son deuxième nom.

Et quand elle revient, par la porte de derrière, chercher un peu de chaleur, des croquettes et des minouches, je sais que ce ne sera que pour me mettre encore une fois ses griffes dans mes cuisses. C’est encore à ce moment que j’aurai laissé filer entre mes doigts la chance de connaître son troisième nom, celui que personne ne saura jamais. Puis je me remettrai à écrire en me disant qu’encore, je me serai approché un peu plus de la réponse.

voyage


Ils étaient là, debout, comme deux solitudes parallèles. Après avoir tant ri, tant dansé, ils se tenaient maintenant là, un peu idiots, à préserver le peu de bonheur qui leur restait au creux du cœur.

Une souris d’Angleterre leur avait déjà dit que ce sont les chemins qui nous inventent, qu’il faut laisser parler les pas. Lui avait choisi son complet de lin. Elle, sa plus belle robe à pois. Puis ils sont partis, silencieux, vers les rivages incertains de L’Espérance.

sur la sieste


« La sieste est une réappropriation par soi de son propre temps, hors les contrôles horlogers. La sieste est émancipatrice. »

« C'est un moment, plus ou moins long, de mise-en-présence-avec-soi par l'absence, momentanée, d'avec le monde. Ce retrait éphémère abrite la réunion, la réunification, la reconstitution provisoire de notre personnalité éclaté, divisée, éparpillée. Cette pause, par le repos qu'elle nous assure et nous procure, contribue à la reconstitution de notre intégrité. Cette parenthèse temporaire nous permet de faire le point, comme le marin marque sa position et précise sa route, alors qu'autour de lui tous les éléments se déchaînent ou se calment. La sieste fonctionne ici comme une métaphore, elle acquiert un autre sens et ne désigne plus seulement l'acte de s'endormir ou de somnoler, au midi de la journée, mais la capacité à maîtriser son emploi du temps, à ne pas le brader en le soumettant aux temps imposés par "la" société. De plus en plus fréquemment, le citadin ne travaille pas à proximité de son logement et ne peut revenir s'y reposer à l'heure de la sieste, c'est pour cette raison que le siesteur n'est pas un actif à temps plein, mais généralement un étudiant, un travailleur indépendant (catégorie allant du commerçant à la profession libérale), un enseignant, un chercheur, un artiste ou un retraité, qui réussit tant bien que mal à contrôler ses horaires. Ce "privilège" vaut toute augmentation de salaire, tant il apporte les conditions d'un bien-être physique et psychique. »

- Thierry Paquot, L'Art de la sieste

neuf vies


On m’a dit un jour que les chats avaient neuf vies. On m’a dit aussi que les chats, avec leurs trois noms, se cachaient pour mourir. Peut-être en va-t-il de même pour la ville. En la battant des pieds, renouvelant chaque jour son rythme, on réalise qu’on meurt avec elle, sans s’en apercevoir. Notre poussière se mêle à la sienne et on n’est plus qu’un vieux cheminot malgré nos vingt ans. On se mêle à ses cordes à linges lestées de lumière. On rit, on pleure pour un rien en regardant une mère prendre son seul temps de répit de la journée, sur sa galerie, entre les matous et le ciel fatigué.

defrost


Je me retrouve en train de marcher, le dos en garnottes, dans une asphaltade raboteuse. Au-dessus d’une garderie transformée en dépotoir de jouets pour enfants, rue Sansregret (sauf celui de n’être pas nommée à juste titre ruelle), on grille une clope en calant des fonds de bouteilles. Des shorts trop courts, des ravins dans les cuisses, des rouleaux dans les cheveux, des seins fatigués sous une camisole effilochée. Il y a des jours où j’aimerais écrire de la fiction.

La vie reprend son cours dans le quartier. Les ruelles dégèlent et font dorer leurs vieilles seringues au soleil tandis que « le grand sémaphore des cordes à linge », comme dirait Carpentier, recommence à se faire bavard. Les chats minaudent avec les bouteilles de Jack et les mufflers de char. On balaie l’entrée du garage en traînant les pieds. On s’enduit les mains de graisse et de rouille – c’est déjà l’été qui commence.

Dans un coin de brique et de clôture, on planifie sécher un après-midi de cours tandis qu’ailleurs on fond en larme en raccrochant le téléphone. Je me surprends, juste assez pour m’arrêter, à regarder des petites mains le long de la ruelle. Le sentiment qu’à la fin des classes, les kids vont recommencer à se rassembler jusqu’à l’heure du souper, pour dessiner à la craie des jeux de marelles et des injures dans les ruelles du quartier – faire du bruit et vivre, sans demander leur reste. Jusqu'à l’heure du souper.

compagnons de marche



Il en est toujours un pour vous rappeler, qu'en bout de ligne, c'est vous qui êtes observés.